"Une vente " de Guy de Maupassant
conte du recueil Le Rosier de Madame Husson

Brument vint à mon établissement vers les neuf heures, et il se fit servir deux fil-en-dix, et il me dit : "Y en a pour toi, Cornu." Et je m'assieds vis-à-vis, et je bois, et par politesse, j'en offre un autre. Alors, il a réitéré, et moi aussi, si bien que de fil en fil, vers midi, nous étions toisés.
    Alors Brument se met à pleurer ; ça m'attendrit. Je lui demande ce qu'il a. Il me dit : "Il me faut mille francs pour jeudi." Là-dessus, je deviens froid, vous comprenez. Et il me propose à brûle tout le foin : "J' te vends ma femme."
    J'étais bu, et j' suis veuf. Vous comprenez, ça me remue. Je ne la connaissais point, sa femme ; mais une femme, c'est une femme, n'est-ce pas ? Je lui demande : "Combien ça que tu me la vends ?
    Il réfléchit ou bien il fait semblant. Quand on est bu, on n'est pas clair, et il me répond : "Je te la vends au mètre cube."
    Moi, ça n' m'étonne pas, vu que j'étais autant bu que lui, et que le mètre cube ça me connaît dans mon métier. Ça fait mille litres, ça m'allait.  Seulement, le prix restait à débattre. Tout dépend de la qualité. Je lui dis : "Combien ça, le mètre cube ?
    Il me répond :
    - Deux mille francs.
    Je fais un saut comme un lapin , et puis je réfléchis qu'une femme ça ne doit pas mesurer plus de trois cents litres. J' dis tout de même : "C'est trop cher."    
       Quel est le poids estimé de la femme ? kg 
Il répond :
    - J' peux pas à moins. J'y perdrais.
    Vous comprenez : on n'est pas marchand de cochons pour rien. On connaît son métier. Mais s'il est ficelle, le vendeux de lard, moi je suis fil, vu que j'en vends. Ah ! ah ! ah ! Donc je lui dis : "Si elle était neuve, j' dis pas ; mais a t'a servi, pas vrai, donc c'est du r'tour. J' t'en donne quinze cents francs l' mètre cube, pas un sou de plus. Ça va-t-il ?
    Il répond :
    - Ça va. Tope là !
    J' tope et nous v'là partis, bras dessus, bras dessous. Faut bien qu'on s'entr'aide dans la vie.
    Mais eune peur me vint : "Comment qu' tu vas la litrer à moins d' la mettre en liquide ?
    Alors i m'explique son idée, pas sans peine, vu qu'il était bu. Il me dit : "J' prends un baril, j' l'emplis d'eau rasibus. Je la mets d'dans. Tout ce qui sortira d'eau, je l' mesurerons, ça fait l' compte."
    Je lui dis :
    - C'est vu, c'est compris. Mais c' t'eau qui sortira, a coulera ; comment que tu feras pour la reprendre ?
    Alors i me traite d'andouille, et il m'explique qu'il n'y aura qu'à remplir le baril du déficit une fois qu' sa femme en sera partie. Tout ce qu'on remettra d'eau, ça f'ra la mesure. Je suppose dix seaux : ça donne un mètre cube. Il n'est pas bête tout de même quand il est bu, c'te rosse-là !
              Quelle est la capacité estimée d'un seau ? L
 Bref, nous v'là chez lui, et j' contemple la particulière. Pour une belle femme, c'est pas une belle femme. Tout le monde peut le voir, vu que la v'là. Je me dis : "J' suis r'fait, n'importe, ça compte ; belle ou laide, ça fait pas moins le même usage, pas vrai, monsieur le président ? Et pi je constate qu'elle est maigre comme une gaule. Je me dis : "Y en a pas quatre cents litres." Je m'y connais, étant dans les liquides.
    L'opération, elle vous l'a dite. J'y avons même laissé les bas et la chemise à mon détriment.
    Quand ça fut fait, v'là qu'elle se sauve. Je dis : "Attention ! Brument, elle s'écape."
    Il réplique : "As pas peur, j' la rattraperons toujours. Faudra bien qu'elle revienne gîter. J'allons mesurer l' déficit."
    J' mesurons. Pas quatre seaux. Ah ! ah ! ah ! ah !
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